Quand je relis les mots d’il y a quelques années, je vois les échos, les constances, les idées fixes qui me font tour à tour sourire et un peu chavirer.
Je vois, surtout, tout ce que je n’en ai pas fait.
Je vois des mots qui n’ont pas été plus loin que le bout de la page.
Je vois des mots à qui je n’ai pas donné leur chance.
Des mots que je n’ai pas partagés, des mots que je n’ai pas dits à haute voix.
Des mots qui n’existent que pour moi.
Cela pourrait être bien comme ça sans doute.
Mais si j’observe la petite colère, la pointe de tristesse que je ressens en les voyant, j’en conclus que ce n’est plus ce que je veux.
Je crois qu’aujourd’hui je veux des mots que je ne cacherais plus, des mots que je laisserais partir, tracer leur route, revenir peut-être – accompagnés, cabossés, enrichis, malmenés, recomposés…
Je sais que les mots d’avant ne sont pas perdus, qu’ils attendaient simplement leur tour.
Qu’ils faisaient terreau, humus, compost.
Qu’ils étaient sans doute le sol qu’il me fallait construire.
Je ne sais toujours pas bien quoi faire d’eux – les mots d’avant, ceux d’aujourd’hui.
Parfois, j’ai l’impression que c’est la grande bousculade, qu’ils se marchent dessus, que c’est à celui dont la lettre dépassera celle du voisin, celui qui sortira du lot.
Généralement, les mots qui sortent ne sont pas ceux que j’attendais – pas le bon sujet, pas le bon ton…
Bien sûr, ceux que j’écris en ce moment ne font pas exception.
J’essaie de faire de la place pour tous, je déblaie, je pousse les murs – ou, plutôt, j’écris dessus.
Je varie les formats : quand le stylo ne veut rien savoir, je sors le dictaphone.
Et alors je bute, je leurs cours après, j’avale les syllabes, les recrache comme je peux.
Je suis suspendue à eux.
Ils me sont un voisinage, une compagnie moins agréable, moins simple qu’ils ne l’ont été par le passé.
Je ne retrouve pas toujours la fluidité, la fulgurance, la petite musique que j’aimais dans mes mots d’avant.
Parfois, mes propres mots me font pleurer.
Parfois, la douleur est si forte…
Je sais l’urgence qu’il y avait à leur trouver une porte de sortie.
Je sais ce qu’ils me faisaient quand ils n’étaient pas encore mots mais qu’ils n’en existaient pas moins.
Qu’ils étaient nœuds, griffures, brûlures, torsions, crampes, vertiges, enclumes.
Alors je les regarde sous un jour nouveau.
Je peux le dire, maintenant, que j’ai longtemps entretenu une relation de fierté sans borne envers mes mots.
Je les trouvais souvent beaux, bien agencés, et tout cela sans le moindre effort.
J’ai écrit ailleurs que je ne me relisais jamais. Il me semblait que cela n’était pas nécessaire, qu’ils étaient très bien comme ils étaient et ce, oui, dès le premier coup.
Je vois désormais que c’était au prix d’une sélection drastique.
Que seuls les plus beaux étaient écrits.
Je vois, surtout, des phases parfois très longues où il n’y en avait aucun.
Derrière ce silence d’alors je discerne ce que je sais aujourd’hui.
C’est parfois dur, c’est parfois moche, c’est très souvent désordonné…
Mais, si ceux-là tu ne les laisse pas sortir, tout autant que les autres, si tu n’acceptes pas de les regarder, les ratés, les pas entiers, les indomptés, tu n’y arriveras pas.
Tu n’y arriveras jamais.
Le 23 mars dernier, dans mes “Carnets de danse”, j’ai écrit ceci :
C’est pour moi un nouveau point de départ.
Je ne sais toujours pas vraiment ce que je vais / veux faire de mes mots mais je sais désormais une chose : il leur faut à tous, à chacun d’entre eux, de l’air et de la lumière.